Richard Jacquemond; Frédéric Lagrange (éds.), Culture pop en Égypte. Entre mainstream commercial et contestation
in La rivista di Arablit, a. XI, n. 21-22, giugno-dicembre 2021, pp. 127-134.
Cet ouvrage collectif, édité par Richard Jacquemond et Frédéric Lagrange est paru le 4 juin 2020, pour les Éditions Riveneuve. Sa conception fait suite aux nombreux questionnements s’étant posés lors de l’atelier « Arabic Pop Culture » du 2ème congrès du Groupement d’Intérêt Scientifique Moyen-Orient et mondes musulmans (GIS-MOMM), en juillet 2017 à l’INALCO de Paris1.
Les enjeux du volume, aussi bien que ses objectifs, sont énumérés avec clarté et soin minutieux dans la longue introduction rédigée par Frédéric Lagrange [pp. 7-48]. Le but principal est immédiatement annoncé : montrer au lecteur que la fécondité créative égyptienne n’a pas été étouffée par le rétablissement autoritaire ayant suivi la révolution ; bien au contraire. Car le 25 janvier 2011 apparaît comme une véritable date topos au sein du panorama culturel multiforme de l’Égypte contemporaine. Le pays se reconfirme, par ailleurs, comme un acteur fondamental dans le champ2 transnational arabe mondialisé d’aujourd’hui, malgré la perte de l’hégémonie culturelle du siècle dernier. Et cela vaut surtout dans le domaine des productions culturelles populaires enquêté par l’ensemble des contributions composant l’ouvrage.
Mais qu’est-ce qu’ils entendent les éditeurs du volume par “populaireˮ ? Qu’est-ce-que cette « culture pop » à laquelle ils font référence ? La formule utilisée dans le sous-titre « Entre mainstream et contestation » se révèle une expression-clé pour comprendre leur posture à l’égard de cette notion, échappant à tout effort de définition exclusive ‒ comme l’avait déjà paraphrasé Walter Ambrust dans Mass Mediations, New Approaches to Popular Culture in the Middle East and Beyond3. Frédéric Lagrange indique que l’une des approches préliminaires de ce travail de recherche a été celui d’interroger la pertinence du modèle euro-américain employé par les Cultural Studies dans la spécificité du contexte égyptien, afin d’excentrer le regard apporté par l’analyse. L’opposition binaire entre highbrow (culture haute) et lowbrow (culture populaire, dans le sens de culture de masse, basse), basée sur des critères jugés très volatiles, a été résolument rejetée par les chercheurs, en faveur d’une interprétation plus complexe, s’inspirant des théories critiques de l’ethnomusicologie4 et de l’analyse de la chanson politique de protestation, où le discours pop bascule de la dimension commerciale et dévient contestataire. Les termes ša‘bī (folk) et baladī (local), désignant le “populaireˮ dans le cadre égyptien, sont d’ailleurs eux-mêmes porteurs de sens et significations très différentes, selon le contexte et l’époque d’emploi. Ceci est témoigné par l’exemple paradigmatique d’Umm Kulṯūm, ayant reçu le titre de Fannānat al-Ša‘b (Artiste du Peuple), même si son répertoire, lui, n’a jamais été qualifié de ša‘bī.
Cette inévitable ambiguïté contenue dans le mot “populaireˮ impose par conséquent une rupture épistémologique au sein de la recherche. La Pop Culture abordée par l’ouvrage s’avère être le produit d’une négociation entre plusieurs instances, hégémoniques ou pas, dont les dix chapitres suivant explorent les caractéristiques les plus diverses, tout en dévoilant la complexité des corrélations entre la réalité et ses représentations5. Les contributions, qui vont de l’univers de la littérature à celui de la musique, en passant par la rue, la télévision et le monde d’internet, sont organisées en quatre parties.
La première partie Pop Fiction, de l’écrit à l’audiovisuel [pp. 49-156] se compose de trois chapitres, examinant chacun les modalités d’inscription des produits de fiction dans le domaine de la culture populaire.
L’étude de Richard Jacquemond, Un écrivain « pop » égyptien : Aḥmad Murād [pp. 51-84], va inaugurer le débat sur la pop littérature, présentant la trajectoire fulgurante d’un auteur complètement désintéressé pour l’adab, la littérature considérée comme légitime et élevée, et encore moins intentionné à s’inscrire dans son champ. Auteur de thrillers en vogue et photographe officiel de Moubarak jusqu’à sa chute, ayant dernièrement pris un détour vers une écriture aux échos politiques, du genre historique-dystopique, Murād est passé d’écrivain mainstream à romancier porteur de messages sociaux en quelques années seulement. Aux yeux de Jacquemond, ce parcours fait de lui l’incarnation parfaite de l’idée fluide de “populaireˮ proposée par Lagrange dans son introduction. Le chercheur étudie la formule du succès commercial de Murād en s’appuyant sur l’analyse de son image sur les réseaux sociaux et de son travail d’autopromotion très élaboré. Cela, sans pour autant négliger la vente et la circulation de ses six romans, ni leur transposition cinématographique ou leur réception par le public des lecteurs. Il rédige également des tableaux de comparaison avec d’autres best-sellers arabes, se servant des données de la plateforme Goodreads, qui montrent la portée de sa popularité, face au dédain de la critique. Le cadre qui émerge ne peut que stimuler une réflexion encore plus large sur le statut de l’écrivain arabe contemporain et sur le dépassement des catégorisations imposées par le canon littéraire.
Dans le chapitre suivant, Le retour de Dhāt : du roman au feuilleton télévisé [pp. 85-127], Teresa Pepe pousse encore plus loin l’analyse de l’univers du divertissement égyptien, en se focalisant sur la transposition télévisée du roman Ḏāt (1991), de Ṣunʿ Allāh Ibrāhīm : Bint Ismahā Ḏāt (Une fille nommée Dhāt, 2013), par Maryam Naʿūm. Après avoir tracé une brève histoire des études sur le feuilleton (musalsalah) égyptien, Pepe relève que la question des rapports de ce genre avec les notions plus vastes de culture populaire, culture de masse ou haute culture dans le monde arabe reste largement inexplorée. Elle montre que, en dépit de la diabolisation des programmes télévisés de la part de l’école de pensée de Theodor Adorno et Max Horkheimer, certains feuilletons produits en Égypte après la révolution de 2011 ont eu la capacité d’être acclamés tant par le public que par la critique, qui les a considérés comme des véritables produits de qualité. Bint Ismahā Dhāt constitue l’un de ces exemples et il s’appuie sur le sentiment de rejet du régime de Moubarak diffusé au sein du public des téléspectateurs, dont la scénariste cherche à capter l’empathie. Pour Pepe, la compréhension de la stratégie de Naʿūm, qui fait de la télévision un outil de changement social à travers un bon travail de réaménagement du texte source, passe par une invitation de nature spivakienne à subvertir la marginalisation, afin de se positionner au centre du débat. C’est ainsi que le feuilleton, produit de la culture de masse par excellence, se charge de nouvelles significations politiques inattendues.
Gaétan Du Roy réfléchit ultérieurement aux œuvres télévisuelles dans le troisième chapitre Union des corps et civilités urbaines : Shubrā ou le cosmopolitisme au petit écran [pp. 129-156], tout en prenant comme point de départ de ses considérations les mêmes travaux de Walter Armbrust et Lila Abu-Lughod6 déjà énoncés par Pepe, aux côtés du blog de recherche d’Yves Gonzalez-Quijano7. Dans leur sillage, Du Roy s’intéresse également aux musalsalāt comme forme de pédagogie à l’usage du grand public et examine dans les détails deux séries centrées sur le quartier cairote de Šubrā : Bint min Šubrā (Une fille de Šubrā, 2004) et Dawarān Šubrā (Rond-point Šubrā, 2011). Leurs synopsis tournent autour des relations entre musulmans et chrétiens coptes, notamment par le biais des relations amoureuses interconfessionnelles, pour proposer une version populaire du cosmopolitisme de la capitale. Elles furent diffusées pour lutter contre l’islamisme radicale, en faveur de la création d’un sentiment d’unité nationale qui n’existe d’ailleurs pas dans la réalité, comme Du Roy le souligne. Le symbole des valeurs positifs véhiculées par les séries est quand-même représenté, pour le chercheur, par la figure de l’ebn el-balad/gada‘, l’individu ancré dans son quartier et solidaire avec tous ses habitant.
Ensuite, la deuxième partie du volume Pop Humor, le rire entre la télévision et Internet [pp. 157-300] rassemble trois contributions consacrées à l’humour, faisant figure des éléments constitutifs de l’identité égyptienne moderne.
Le chapitre d’ouverture, La traduction n’est pas morte, elle est télévisée ! Traduction des médias audiovisuels, culture égyptienne et panarabisme pluriglossique dans les médias contemporains [pp. 159-197], est rédigé par Amr Kamal, qui analyse le sketch Tammat al-tarǧamah (Sous-titré par), de l’adaptation égyptienne de la franchise américaine Saturday Night Life, Saturday Night Live bi ’l-‘arabī. Il propose une réflexion linguistique sur les jeux comiques et les malentendus naissant du croisement des variétés d’arabe (littérale et dialectales) avec l’anglais américain, à travers une étude du corpus des sous-titres de l’émission : un véritable “cauchemar linguistiqueˮ pour le protagoniste, rentré en Égypte de l’étranger après de longues années d’absence. Ce choix nous paraît très originale, tout en considérant que ce genre de métalangage reste encore peu exploré par le monde académique. En appliquant la théorie de Benedict Anderson à son cas d’étude spécifique, Kamal affirme que la télévision égyptienne, vers laquelle convergent d’autres productions arabes, comme celles syriennes et libanaises, ou encore turques ou américaines, a largement contribué à façonner une véritable “communauté imaginéeˮ, avec ses propres langues et langages. De plus, la technique du doublage, qui a également participé à la création de cette polyglossie panarabe, fait écho à l’échange linguistique de la nahḍah et au rôle pivot joué par l’Égypte dans la standardisation de la langue pendant les derniers siècles. Un processus en devenir que Kamal constate être loin de s’accomplir encore aujourd’hui.
La deuxième étude « Ceci n’est pas une bière » Bière sans alcool et troubles de la masculinité dans la publicité audiovisuelle égyptienne [pp. 199-251], réalisée par Frédéric Lagrange, analyse un corpus des messages commerciaux promouvant ‒ comme le titre l’indique ‒ la marque de bière sans alcool Birell, la publicité de tout spiritueux étant interdite en Égypte. La promotion consiste dans la mise en place du dispositif humoristique pour reproduire et ensuite questionner les représentations de genre dans la société égyptienne, à travers des sketchs audiovisuels se terminant tous par le même slogan, l’impératif « “Istargel, eshrab Birēllˮ : sois un homme, bois Birell ! » : Lagrange suit en particulier les dix ans de publicité 2007-2017 et arrive à tracer la courbe des évolutions de la notion de masculinité au fil du temps et des changements politico-sociaux traversés par le pays, où la révolution a inévitablement fini par bouleverser le machisme arabe. Ces vidéos ont d’ailleurs suscité beaucoup de réactions, souvent aux antipodes, parmi le public. De la même manière, les articles de presse et les commentaires dans les réseaux sociaux ont participé à la création d’un véritable débat au sein de la société égyptienne. Dans le cadre de l’analyse de ces messages, véhiculés autour d’une virilité apparemment perdue face à l’émancipation de la femme, Lagrange relève un paradoxe important : les hommes représentés par Birell sont érigés à la fois en modèles et en contre-modèles. Cette image ambivalente finit ainsi pour franchir inévitablement les barrières entre les genres. Une fois décodées, les campagnes publicitaires se révèlent alors encore plus “popˮ de ce qu’on aurait attendu.
Une recherche complètement dédiée aux réseaux sociaux est celle de Chihab El Khachab, qui a l’intuition d’explorer la portée subversive des mèmes dans son chapitre « Est-ce que ça ne vaut pas mieux que d’être comme la Syrie et l’Irak ? » Les caractères nationaux vus par la caricature numérique égyptienne sur Facebook [pp. 253-300]. Le point de départ de son analyse est représenté par la phrase qui constitue la première partie du titre de cette contribution « Est-ce que ça ne vaut pas mieux que d’être comme la Syrie et l’Irak ? » constamment répétée par les figures politico-médiatique égyptiennes à la suite du coup d’état militaire de juillet 2013, comme une sorte d’avertissements contre les conséquences néfastes de la révolte. Dans le monde d’internet, ce slogan de la contrerévolution s’est rapidement retourné contre ses auteurs d’une manière impitoyable, tout en devenant l’une des meilleures sources d’inspiration pour une série de caricatures numériques publiées sur Facebook. Cela a fait la célébrité de la page Asa7be Sarcasm Society (Société du sarcasme Asa7be). Ces mèmes produisent ce que Chakib appelle une « compression d’échelles d’analyse »8 : autrement dit, l’image comprime en une seule illustration des références à la culture Facebook mondialisé, une page locale et une phrase courante dans les médias nationaux concernant la Syrie et l’Irak, tout en résultant, ainsi, en un produit à la lecture transversale. À partir de cet exemple et par le biais de la comparaison comique avec d’autres nations, comme les États-Unis, l’Inde et l’Arabie Saoudite, une représentation implicite de l’Égypte émerge forcement au sein de la culture populaire de masse. C’est là que l’actualité mondiale est reconduite et traduite au niveau national par des utilisateurs jeunes et ingénieux qui renversent stéréotypes et clichés. Comme il ressort de cette contribution, la génialité de ce produit propre à la youth culture est celle de résulter contestataire sans pour autant se situer dans le territoire de la confrontation politique ouverte.
La troisième partie du volume, Pop Music, du protest song à l’électro [pp. 301-417] est bien évidemment centrée sur la production musicale et se compose de trois contributions abordant des genres très variés.
Dans l’article Underground vs Mainstream ? Les alternatives musicales dans l’Égypte post-révolutionnaire [pp. 303-336], Séverine Gabry-Thienpont nous présente des artistes de la scène musicale égyptienne alternative comme Abdullah Miniawy (‘Abd Allāh al-Minyāwī), et Ahmed Saleh (Aḥmad Ṣāliḥ) en évoquant, en guise d’ouverture, l’atmosphère de l’un de leurs concerts. La chercheuse souligne que c’est le printemps arabe qui a donné de la visibilité à ces musiques nouvellement produites en Égypte et au Liban déjà à partir des premières années 2000, impliquant, comme Ali Charrier l’indique, un certain degré de changement ou innovation vis-à-vis de la norme du mainstream. À partir de 2011, ce répertoire underground préexistant a pris, par ailleurs, une connotation politique très forte, ayant relié les artistes à un réseau transnational, formé par des nouveaux entrepreneurs culturels, plateformes (comme Eka3) et labels indépendants (Mostakell) ainsi que des collectifs très actifs sur Facebook (comme Middle East Underground). Pour Gabry-Thienpont ce qui rend véritablement alternatives ces musiques est le fait qu’elles se caractérisent aussi par une éthique de l’indépendance très forte, visant à affirmer leur propre spécificité artistique et esthétique. Toutefois, leur économie est forcément tournée vers la production, à la recherche obligée de la commercialisation.
May Telmissany insiste en revanche sur la nature spécifiquement engagée de la musique contemporaine égyptienne dans le deuxième chapitre : Les Voix de la Révolution. La chanson politique égyptienne est-elle « populaire » ? [pp. 337-381], où elle examine les chansons issues de la révolution, en réfléchissant sur le cas du groupe pop “Eskendrellaˮ Pour cela faire, Telmissany s’oppose à la vision de la pop culture comme culture dominée par les idéologies commerciales néo-libéristes ; posture également répandue dans les classes moyennes et bourgeoises du Proche-Orient et du monde arabe. Car la chercheuse fait appel à la définition de Stuart Hall en Notes on Deconstructing ‘the Popular’9 selon laquelle le populaire est nécessairement contestataire et oppositionnel. Telmissany considère le répertoire du groupe cairote comme une expression de résistance culturelle et d’action organisée contre le pouvoir dominant propre à la tradition de la musique patriotique égyptienne. Dans ce sens, la révolution du 25 janvier a rétabli l’inséparabilité des champs musicaux classiques (turāṯ) et populaires (ša‘bī), grâce à la performance de rue et à la diffusion sur les réseaux médiatiques alternatifs de ces chansons, en en assurant la circulation au-delà du succès commercial, aussi bien que l’ancrage dans la mémoire collective. Ce n’est pas par hasard si le groupe “Eskendrellaˮ a produit un seul album unique, Ṣafḥah gedīdah (Une Nouvelle page, 2014), dont la sortie représente une dénonciation du régime politique en place, mais aussi un défi contre l’industrie du disque et ses circuits étatiques.
Le troisième chapitre De quoi le mahragān est-il le son ? Compositions et circulations musicales en Égypte, de Nicolas Puig [pp. 383-417], est dédié à un genre des mahraǧānāt, souvent présenté dans les médias français et internationaux sous l’appellation d’électro-ša‘bī, s’étant développé en Égypte depuis la fin des années 2000. Il retrouve son origine dans les pratiques des DJs officiant dans les mariages locaux, notamment dans la rue, mais il s’est tellement diffusé qu’il est devenu de tendance même dans les fêtes les plus chiques. Le mahraǧān l’a ainsi emporté sur le ša‘bī classique, duquel il s’est néanmoins nourri, en se débarrassant de l’aura de vulgarité lui habituellement attribuée. D’après Puig, son exemple répond très bien à la notion polysémique de “populaireˮ et ses courants interprétatifs divers, incarnés dans ce cas spécifique par Aḥmad ‘Adawiyyah (Ahmed Adawiyyah) et Ša‘bān ‘Abd al-Raḥīm, s’insèrent dans un véritable continuum culturel. Ces valeurs transversales d’authenticité se trouvent représentées par la diffusion dans les transports sonorisés de la capitale. Témoin de cette popularité est, de plus, le site musical Ma3azef.com, l’un des espaces numériques où la compétition qui oppose les chanteurs et les bands dans l’espace public s’étend massivement.
La quatrième et dernière partie du volume, Pop Street, la rue et ses mythes est consacrée à une seule contribution, décidément singulière, réalisée par Elena Chiti : Promenades avec les criminelles. Sur les traces de Rayyā et Sakīna dans la culture populaire égyptienne contemporaine [pp. 421-449]. L’étude prend le relais de l’histoire-légende d’un couple de sœurs devenues des véritables vedettes du crime égyptien et qui occupent à présent une place prestigieuse dans le Musée national de la police du Caire. Coupables, d’après la loi, d’une série affreuse de meurtres de femmes dans l’Alexandrie des années 20, Rayyā et Sakīnah sont pourtant représentées par les habitants du quartier où elles vivaient comme les victimes innocentes d’une conspiration britannique. Avec une approche d’historienne-anthropologue, Chiti se met alors physiquement sur les traces des criminelles et rassemble les rumeurs et les versions alternatives de leur mythe, pour les confronter, ensuite, avec ses réadaptations littéraires, théâtrales et cinématographiques. L’expédient de la marche, qui est désormais une méthode d’enquête à part-entière dans les sciences sociales, s’avère être très adapté à la recherche de terrain examinant la culture populaire, notamment pour le caractère instable de cette dernière. Le décodage oppositionnel opéré par les gens communs, dans la rue, contraste notamment avec la narration construite par la presse et le pouvoir qui présente les deux sœurs comme le symbole de la corruption des mœurs féminins dans l’Égypte colonisée. Le “populaireˮ, qu’il soit présent ou passé, se reconfirme ainsi comme un ensemble de phénomènes dynamiques et changeants.
À l’instar des éléments passés en revue, nous pouvons affirmer sans réserve que l’ouvrage conçu par Richard Jacquemond et Frédéric Lagrange répond pleinement aux objectifs annoncés dans l’introduction. Ce volume restitue en effet le mosaïque fidèle et complexe de la culture populaire égyptienne contemporaine, regroupant des contributions très remarquables par la nature unique et captivante de leurs contenus. Comme on l’a vu, ces dernières analysent un corpus extraordinairement vaste, couvrant quatre grandes périodes politiques de l’histoire récente du pays du Nil : le moment prérévolutionnaire, la révolution, la gouvernement transitoire des Frères musulmans et, finalement, le coup d’état militaire. Ces évolutions sont essentielles pour comprendre le (ré)positionnement de l’Égypte dans la scène régionale arabe, où elle montre avoir gagné une nouvelle centralité, face à la circulation très dense d’une multitude de productions artistiques et culturelles. C’est dans cet ensemble multiforme que l’esprit de la révolte reste, tout en oscillant entre norme et exception. L’un des mérites de cette œuvre est, de surcroît, celui de dépasser les frontières traditionnelles de la recherche académique, se révélant également accessible au public des lecteurs non-spécialistes. Néanmoins, tout en abordant un objet d’étude tellement mouvant, elle ouvre la voie à nombre d’autres explorations scientifiques futures, dont l’application est souhaitée dans d’autres contextes arabes.
L’ouvrage a été publié avec le concours du CERMOM (INALCO), de l’IREMAM (Aix-Marseille Université) et de Sorbonne Université.
Annamaria Bianco
1Programme et liste des ateliers à retrouver à ce lien : http://majlis-remomm.fr/30439 (consulté le 06/11/2020).
2La notion à laquelle Frédéric Lagrange et Richard Jacquemond font référence, tout au fil de l’ouvrage, est celle de la théorie des champs de Pierre Bourdieu, inscrivant ainsi l’analyse au sein de la sociologie de la culture.
3Walter Ambrust (ed.), Mass Mediations, New Approaches to Popular Culture in the Middle East and Beyond, University of California Press, Berkeley-Los Angeles-London 2000.
4Lagrange cite notamment le « triangle axiomatique » de Philip Tagg.
5La perspective recherchée s’inspire, dans les mots de Lagrange, de la monographie sur le cinéma populaire égyptien de Viola Shafik, Popular Egyptian Cinema, Gender, Class and Nation, The American University in Cairo Press, Cairo 2007.
6Lila Abu-Lughod, Dramas of Nationhood. The Politics of Television in Egypt, Chicago University Press, Chicago-London 2005.
7https://cpa.hypotheses.org/ (consulté le 08/11/2020).
8Chihab El Khachab, “Compressing Scales: Characters and Situations in Egyptian Internet Humor”, dans Middle East Critique, 26, 4 (2017), pp. 331-353.
9Stuart Hall, “Notes on Deconstructing ‘the Popular’”, Storey John (ed.), Cultural Theory and Popular Culture. A Reader, Prentice Hall, Hemel Hempstead 1988, pp. 442-453.